L’atelier rue Cels, Paris, 1955 photographe non connu
Cataloguer les œuvres de Hartung conservées par les institutions du monde entier dessine une collection idéale dont se détache un remarquable ensemble : celui des peintures des années 1950.
Si l’on considère la totalité des pièces produites durant la décennie,
c’est-à-dire les toiles ainsi que les œuvres sur papier, acquises du vivant de l’artiste et jusqu’à nos jours, elles sont de loin les plus présentes dans les collections mondiales. À quoi tient cette exceptionnelle représentation ?
Après de multiples expositions en galeries à Paris en 1947 et 1948, Hartung monte en puissance sur la scène internationale comme en témoigne sa participation au pavillon français de la XXIVe Biennale de Venise de 1948.
En 1949, le collectionneur et psychiatre allemand Ottomar Domnick le met à l’honneur
dans une exposition itinérante de peinture abstraite à travers la République fédérale d’Allemagne tout juste née et lui consacre une première monographie, dont un des principaux essais est signé par James Johnson Sweeney (1900-1986),
critique d’art américain qui fut conservateur au MoMA dans les années 1930
avant de prendre la direction d’une autre grande institution new-yorkaise - le Solomon R. Guggenheim Museum - au début des années 1950. Cinq ans après avoir survécu à la guerre, Hartung entre dans une nouvelle décennie marquée par de grandes
expositions personnelles et collectives - citons ses premières rétrospectives de
Bâle et Bruxelles en 1952 et 1954 et sa participation à la documenta de Cassel en 1955. Jusqu’à la consécration offerte par la Biennale de Venise de 1960 - dont il remporte le grand prix de peinture - s’écrit pour l’artiste un moment
de vie singulier, qui se distingue par une accélération sans précédent de son succès
critique et commercial et de la circulation de ses œuvres dans le monde. En outre, ses retrouvailles avec Anna-Eva Bergman, son divorce d’avec Roberta González, ses déménagements et changements d’ateliers, ses passages sous contrat
avec des galeries, la mise sur pied d’un secrétariat auront un impact déterminant sur sa carrière.
Une certaine continuité formelle s’observe toutefois entre les œuvres de la fin des années 1940 et celles du début des années 1950. Le format horizontal - est-il plus intuitif à celui qui réapprend à peindre unijambiste ? -
domine très largement. Sur des masses flottantes colorées, les quadrillages, grillages et poutres noires
rappelant les craies géométriques de 1923-1924 côtoient croissants, tourbillons, serpentins et écheveaux qui firent la marque de fabrique du Hartung des années 1930. Rappelons par ailleurs que le peintre systématise alors une technique de « report »
mise sur pied dès 1932. Il reprend minutieusement sur toile les accidents nés du hasard sur le papier.
La production des années 1947-1948 témoigne du foisonnement lié à la pratique du dessin et qui précède la peinture : on dénombre près de quatre cents dessins pour moins de cent toiles. Ce primat du papier sur la toile demeure tout au long de la décennie
jusqu’à l’abandon du report en 1960.
En 1950, Hartung passe un contrat avec le galeriste Louis Carré (1897-1977) : celui-ci a l’exclusivité sur les ventes et garantit en échange à Hartung un revenu fixe. Cet accord est intéressant pour le peintre dont
la situation est encore précaire. En outre, Carré assure un travail de promotion à l’international - notamment
sur la scène américaine - et devient l’acteur incontournable des grandes expositions de Hartung jusqu’en 1954. Le marchand cède de nombreuses pièces aux institutions comme T1950-5 à la Galleria Civica d'Arte Moderna e Contemporanea de
Turin en 1951, T1951-12 au Kunstmuseum de Bâle en 1952, T1950-8
au Solomon R. Guggenheim Museum de New York en 1953 ou T1951-10 aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles en 1954. Cette collaboration, pourtant fructueuse d’un point de vue financier aussi bien que critique, sera néanmoins vécue
douloureusement par Hartung qui a perdu le contrôle sur les ventes.
C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’il commence à tenir des carnets d’œuvres simplifiées sous forme de croquis, auxquels il adjoint les informations dont il dispose sur leurs mouvements, pour tenter de garder trace de
cette production et conjurer la perte. On voit ici apparaître l’embryon d’administration
qui sera renforcé à partir de 1957, date du début de la collaboration avec la secrétaire Marie Aanderaa, laquelle entamera un travail d’inventaire et d’archivage systématique de la production, réalisant du vivant de l’artiste
le catalogage de son œuvre.
L’année 1954, date de la fin de sa collaboration avec Louis Carré, marque un tournant pour Hartung, qui a quitté Roberta González en 1952 pour reprendre le cours de sa relation avec Anna-Eva Bergman avec laquelle il s’est
nouvellement installé dans un appartement-atelier. Les toiles de cette année-là marquent une transition entre les compositions de la fin des années 1940 et du début des années 1950 et celles de la seconde moitié de la décennie: les poutres et
gerbes noires qui s’élancent et prennent
de l’ampleur sur des fonds colorés encore majoritairement horizontaux - prenons pour exemple T1954-1 (Pinakothek der Moderne, Munich), T1954-2 et T1954-8 (Hessisches Landesmuseum, Darmstadt) - annoncent les grandes
peintures dites « palmées » des années 1955-1959, où la verticalité domine.
C’est en 1954 que Hartung commence à exécuter avec une très grande rapidité de petites encres de Chine dont la production s’accélère les deux années suivantes. Jamais il n’y eut un tel écart entre toiles et œuvres sur papier :
pour plusieurs centaines d’encres produites entre 1955 et 1959,
on ne compte qu’à peine plus de cent tableaux (seulement 23 en 1956, 26 en 1957, 19 en 1958 et 6 en 1959). Au tournant des années 1954-1955, Hartung élabore une grammaire de formes qu’il affirmera jusqu’à la fin de la décennie :
sur des toiles d’un format imposant flottent d’amples signes réalisés
à la peinture à l’huile et rehaussés d’un mélange à base de gomme-laque, dont le noir brillant tranche sur des fonds colorés unis aux nuances mesurées. T1954-16, une des premières grandes pièces « palmées » verticales,
peinte dès 1954, témoigne de cette période de transition.
Elle sera achetée, un an à peine après avoir été réalisée, par le Musée national d’art moderne de Paris. Cet achat, effectué directement auprès de l’artiste, rappelle que celui-ci n’est plus sous contrat avec Louis Carré
et pas encore sous contrat avec la galerie de France.
Ce moment de transition formelle dans la peinture correspond donc également à un moment de transition professionnelle. Notons que T1954-16 n’est pas la seule de ces premières pièces « palmées » à intégrer très rapidement une institution :
T1955-11 est achetée elle aussi en 1955, au Brésil, par le Museu de Arte Moderna de Rio de Janeiro.
À partir de 1956, la galerie de France assure la représentation de Hartung et s’occupe de faire entrer des œuvres récentes dans des institutions, notamment en Allemagne, parfois en s’associant à des galeristes locaux.
T1955-17 et sa suivante T1955-18 intègrent toutes deux en 1957 deux grandes collections allemandes :
la Kunsthalle de Hambourg et le Museum Folkwang d’Essen. C’est aussi le cas de T1957-15 qui entre à la Neue Nationalgalerie de Berlin en 1958. La documentation de l’exposition « Hans Hartung, Peintures récentes »,
organisée en novembre-décembre 1956, témoigne du travail de diffusion de la galerie de Myriam Prévot et Gildo Caputo.
Sur les 19 grandes peintures de 1955-1956 exposées, 8 appartiennent aujourd’hui à des collections publiques. L’analyse de leur historique met en évidence les connexions de la galerie de France avec de grands collectionneurs.
Dès 1959, T1956-22 est cédée au Zurichois Hans Bechtler et intégrera le musée ouvert en 2010 par son fils,
Andreas Bechtler, à Charlotte, aux États-Unis ; T1956-25 est vendue à Sonja Henie et Niels Onstad dont le centre d’art est inauguré en Norvège en 1968. T1956-12 entre au Harvard Art Museums/Fogg Museum de Boston en 1963 via
la collection du producteur de cinéma et philanthrope Joseph H. Hazen.
Également cédées dans les années 1960, citons T1956-10 et T1956-16, possessions du Sprengel Museum de Hanovre depuis sa création en 1979 ou T1956-21, achetée en 1963 par le musée Wallraf-Richartz de Cologne et intégrée à la
collection du musée Ludwig en 1976. Dans les années 1970, T1956-19
entre à la Galleria Nazionale d'Arte Moderna e Contemporanea de Rome et T1956-14 est offerte par la galerie au Musée national d’art moderne de Paris.
L’entrée rapide dans les collections des œuvres des années 1950 constitue un moment paradoxal dans la réception de Hartung, alors associé à une abstraction « lyrique », louée pour la liberté de son geste : les peintures des années 1950,
dont le motif a été soigneusement dessiné dans ses contours puis rempli
(comme le montrent les fonds d’atelier conservés par la Fondation Hartung-Bergman), témoignent plus que jamais de cette distanciation du geste par la mise au carreau. Il faudra attendre le décès de l’artiste pour que soit mise en évidence
la systématicité de sa méthode. Signe de cette perspective renouvelée
sur sa production, c’est dans les années 2000 que des encres de Chine de 1955-1956 intègrent des collections publiques, à l’instar des 24 pièces offertes par la Fondation Hartung-Bergman au musée Picasso d’Antibes en 2001.
Il ne s’agit donc plus de mettre en valeur une œuvre unique dans une présence hiératique
mais bien de montrer la vigueur de la production qui s’épanouit dans la sérialité.
L’engouement des musées pour la peinture de Hartung dans la décennie d’après-guerre et la mise en valeur posthume de sa pratique de l’encre expliquent l’importance du nombre de pièces des années 1950 dans les collections
publiques mondiales. Il s’agit d’un corpus qui n’aura pas été modelé
par l’artiste lui-même, pourtant connu pour son souci d’une juste postérité qu’il n’aura de cesse d’affiner, notamment par des donations. Très significativement, seules trois pièces de la décennie de 1950 présentes
dans les institutions - datant de 1954 - sont des dons de l’artiste.
Aurait-il déjà laissé partir trop de ses chefs-d’œuvre de la décennie pour qu’il soit utile d’en offrir ? Les années 1950 marquent une période de réussite soudaine et exponentielle - vécue par l’artiste dans
une ambivalence certaine, entre désir de diffusion et sentiment de perte - et témoignent de ce moment
de création particulier où se bousculent succès public, critique et commercial, ruptures sentimentales et professionnelles, prenant l’artiste de court, dans sa fulgurante échappée.
Elsa Hougue