Hans Hartung catalogue raisonné - Les œuvres dans les collections publiques


389 œuvres
112 collections
22 pays



Allemagne :
138 œuvres, 33 collections
France :
134 œuvres, 28 collections
Etats-Unis :
30 œuvres, 14 collections
Suisse :
28 œuvres dans 2 collections
Italie :
10 œuvres dans 7 collections
Norvège :
10 œuvres dans 1 collection
Autriche :
5 œuvres dans 3 collections
Belgique :
5 œuvres, 3 collections
Royaume-Uni :
5 œuvres, 4 collections
Japon :
5 œuvres dans 3 collections
Brésil :
4 œuvres dans 2 collections
Espagne :
4 œuvres dans 2 collections
Mexique :
2 œuvres dans 1 collection
Australie :
1 œuvre
Tchéquie :
1 œuvre
Iran :
1 œuvre
Islande :
1 œuvre
Israel :
1 œuvre
Macedoine :
1 œuvre
Pays-Bas :
1 œuvre
Portugal :
1 œuvre
Suède :
1 œuvre


Textes repères

Du peintre sans pays à l'artiste international

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chronologie d'acquisition

géographie





parcours

années de création / années d'acquisition

• années de création des œuvres - 53 années




• années d'entrée dans les collections - 67 années










recherches

introduction



Du peintre sans pays à l’artiste international - dessiner sa postérité
Préparation d’accrochage pour la Biennale de Venise
1960, photographie Hans Hartung

    Hans Hartung se montra très tôt soucieux de s’inscrire dans une généalogie artistique - revendiquant des filiations avec, entre autres, Rembrandt, Goya ou Greco - et confiant dans l’idée qu’une place lui serait faite dans l’histoire de l’art. Cette conscience historique s’accompagne d’une préoccupation constante pour la visibilité de son œuvre, et d’une conviction : il n’y aura de postérité véritable qu’aux côtés des maîtres, dans les musées, auprès de larges publics et à travers le monde. L’artiste s’est à plusieurs reprises exprimé sur le rôle des différents acteurs culturels dans la transmission de la peinture. Dans ses mémoires publiés en 1976, il s’interroge : « Pour un peintre, chaque dessin, chaque toile est une partie de lui-même qui demande à être vue et non à jouer les prisonniers dans une cave. À quoi sert-elle si personne ne peut la voir, la recevoir ? » (Autoportrait, édition critique de la Fondation Hartung-Bergman, Les presses du réel, Dijon, 2016, p. 243).

Cette question interrompt là son récit pour amorcer une digression qui est loin d’être négligeable : Hartung y expose ses avis sur le rôle des collectionneurs, sur les difficultés des négociations avec les galeristes, sur les possibles écueils des musées, sur le rôle des donations. En bref : il évoque, en habile connaisseur, les enjeux qui entourent la diffusion de ses œuvres. Il confie sa réaction indignée, lorsque, préparant une exposition, il essuie un refus de prêt de la part d’un collectionneur, ce dernier prétextant l’attachement excessif et jaloux de son épouse au tableau : « C’était peut-être très flatteur, concède l’artiste, mais il m’est insupportable de penser qu’on puisse mettre un tableau, une œuvre d’art en cage, en prison. Comme cela me révolte de savoir que tant de chefs-d’œuvre dorment au fond des caves des musées, des galeries, quand ce n’est pas derrière les serrures d’un coffre de banque » (ibid.).

S’ensuit une longue explication traitant de la cession des œuvres par les musées et aux musées, au cours de laquelle il aborde sommairement les situations américaines et européennes : « En Amérique, même les musées revendent certaines œuvres qu’ils possèdent, dont ils ne savent que faire et qui encombrent leurs réserves. Pour les excuser, il faut tout de même dire que ces musées n’appartiennent pas à l’État mais à des sociétés privées et qu’ils ne vivent que grâce à la générosité - quelquefois vacillante - de leurs trustees. Depuis peu en Europe aussi, existe le problème des donations, faites par des collectionneurs, par la famille ou par l’artiste. Des donations que l’État accepte ou refuse. Au moment de l’acceptation un contrat est établi. Actuellement la question se pose de savoir si l’État pourra toujours en respecter les clauses vu la multiplication de ces legs. Une telle défaillance me paraîtrait grave et injuste quand on pense au sacrifice considérable et aux privations que ces donations peuvent représenter pour les collectionneurs, les artistes ou leurs familles. Au lieu de vivre largement de cette œuvre, ils lèguent tout ou paie à l’État, pour enrichir le patrimoine culturel. En contrepartie, le musée à qui est allée la donation s’engage à respecter les vœux de l’artiste - ou des donateurs - et à exposer ses œuvres en permanence sans les changer de place, sans pouvoir les céder. Et ceci me semble très important ». (ibid., p. 244.)

    Outre la position de fond adoptée par Hartung - qui n’est d’ailleurs pas dénuée de certaines simplifications -, on relève un fait frappant : il n’est pas anodin qu’il interrompe ici le récit de sa vie, qu’il quitte un mode narratif vif, ponctué d’aventures et d’anecdotes, pour livrer un développement plus théorique, qui aura peut-être semblé quelque peu rébarbatif au lecteur, sur les processus d’intégration et de pérennisation des œuvres dans les musées. Répétons-le : pour Hartung, la représentation au sein des institutions culturelles, la monstration de ses œuvres au public et les mécanismes qui y président, comptent, résolument. Et pour cet artiste ne laissant que peu de place au hasard, il s’agira de s’impliquer dans ces rouages institutionnels pour ciseler les contours de sa postérité.

    On connaît l’obsession de Hartung pour l’accumulation d’archives et la conservation des témoignages de sa vie ; carnets, agendas, correspondances, coupures de presse, photographies, nous sont parvenus en survivant pour certains à deux guerres mondiales. Extension naturelle de cette passion archivistique, la machinerie administrative qui entoure sa production est un élément à part entière de son œuvre. Cette rigoureuse gestion prend de l’ampleur à partir de la fin des années 1950 et culminera avec l’installation dans la villa-atelier d’Antibes au début des années 1970.
En 1957, Hartung entame une collaboration avec Marie Aanderaa, bibliothécaire de formation, qui devient sa secrétaire et l’assiste dans la gestion de son travail : ensemble, ils contrôlent la production quotidienne, l’inventorient, la répertorient en catalogues, et suivent les affaires courantes. Le secrétariat joue un rôle-clé dans les échanges avec les acteurs du monde de l’art, galeristes, conservateurs, éditeurs. La Fondation Hartung-Bergman conserve encore aujourd’hui de volumineux dossiers pour chacune des expositions de l’artiste, qu’il s’agisse de ses expositions monographiques ou collectives, en galeries ou en musées. Chacun recèle quantité d’informations concernant les acquisitions des pièces de l’artiste et témoigne de son souci d’intégrer de grandes collections pour être accessible au public sur les cinq continents.

    Ces foisonnantes archives rendent également compte des réseaux internationaux tissés par Hartung, en Allemagne, où il reçut sa formation artistique et où il développa des amitiés qui survivront à la guerre, en France où il s’établit définitivement à partir de 1935, aux États-Unis, terre délection ou de naissance de ses amis Jean Hélion, Henri Goetz, Alexander Calder, Paul Nelson, Mark Rothko. Les aléas de sa vie tourmentée dans une Histoire qui ne l’est pas moins le place immédiatement dans une perspective transnationale. La figure d’un Hartung « citoyen du monde » est loin d’être exagérée.
Le natif de Leipzig fut dès l’origine un infatigable voyageur. Polyglotte, passionné par la Grèce et la Rome antiques dès sa prime adolescence, il traverse l’Italie à bicyclette en 1926, gagne le Sud de la France en 1927, épouse l’artiste norvégienne Anna-Eva Bergman en 1929 à Paris, s’y établit en 1935 après deux ans passés dans les Baléares, fréquente avec sa belle-mère les cercles scandinaves. Face à la montée des totalitarismes et des tensions franco-allemandes, Hartung songe un temps à prendre la nationalité norvégienne. Bergman - qui se partage alors entre Oslo, Berlin et les rivieras française et italienne - s’interroge sur l’opportunité pour le couple de devenir citoyens espagnols. Hartung a pour sa part les yeux tournés vers l’Amérique, sans pour autant y franchir le cap de l’exil. Après son divorce d’Anna-Eva Bergman en 1937, il épouse, au seuil de la guerre, la peintre franco-espagnole Roberta González, puis s’enrôle dans la Légion étrangère qui l’envoie en Algérie. Démobilisé, il rejoint la France et se cache en zone libre, dans le Lot, auprès de la famille González, avant de se voir contraint de passer la frontière des Pyrénées pour fuir devant l’avancée de l’armée allemande. Il échoue dans sa fuite. Arrêté, il connaît les prisons et les camps espagnols. Pour en sortir, il se réengage comme légionnaire, passe par le Maroc, débarque en Provence, perd une jambe. Lorsqu’il regagne la France, la vie civile et la peinture, le voici presque apatride : son pays natal, vaincu et divisé, n’existe plus. Lui qui abhorre le communisme depuis la révolution spartakiste voit Leipzig et Dresde, les villes de son enfance et de sa première jeunesse, en zone d’influence soviétique. En 1946, le sort du peintre sans pays est tranché : « Jean » Hartung - c’est ainsi qu’il signe depuis la guerre certaines de ses pièces - reçoit la nationalité française. En 1949, c’est donc logiquement, mais néanmoins très paradoxalement, qu’il présente son travail outre-Rhin dans une exposition itinérante de « peinture abstraite française ». Étranger en son pays, celui qui paya de son sang le refus du nazisme restera pourtant attaché à l’Allemagne et l’Allemagne attachée à lui.

À dessiner son parcours à grands traits, à retracer ses réseaux, à suivre le fil intime de ses amours et de ses amitiés, on comprend donc que Hartung ait cherché tous azimuts à tisser des liens privilégiés dans de nombreux pays, parfois guidé par des tropismes personnels comme on le devine sous sa plume en décembre 1949, lorsqu’il raconte à Bergman - avec qui il renoue le lien brisé avant-guerre - comment une opportunité d’achat par le Nationalmuseum de Stockholm lui a échappé de justesse: « J’y avais [exposé] deux tableaux, un de 1938, l’autre du printemps dernier. Celui-ci fut presque acheté par le musée. Ils ont finalement préféré acheter un Matisse à la place d’un jeune artiste. Dommage ! J’aurais été heureux d’avoir un tableau là-haut, de par chez toi. » Peu représenté dans l’aire culturelle scandinave, il devra attendre près de vingt ans pour être exaucé et y faire son apparition dans les collections du Henie Onstad Kunstsenter de Høvikodden et du Moderna Museet de Stockholm...

    En lisant attentivement la suite du XIIIe chapitre de ses mémoires, précédemment cité, on relèvera d’ailleurs une connexion discrète mais néanmoins évidente entre l’importance de l’implantation muséale et la nécessité d’un rayonnement international : la digression du peintre sur les enjeux de la représentation dans les institutions est suivie - à première vue sans lien logique - d’une réflexion sur la faiblesse du nationalisme. « J’ai appris l’histoire en Suisse, en Allemagne, je l’ai vécue en Norvège, en Espagne et en France » se plaît-il à rappeler ici pour justifier son étanchéité à tout carcan national. Le récit de sa vie édité en 1976 est loin de suivre un fil rigoureux et se permet à de nombreuses reprises des digressions, des parenthèses, voire des juxtapositions de thématiques a priori sans lien direct les unes avec les autres. Mais on ne peut s’empêcher de relever ici un pont jeté, peut-être plus ou moins consciemment, entre deux problématiques : il est nécessaire pour Hartung d’être présent aux cimaises des musées pour la postérité ; il ne saurait être réduit à une quelconque approche nationale. Notons que cette perspective internationale intervient tôt dans la carrière de l’artiste qui, dès 1937, participe à l’exposition « Origines et développement de l'art international indépendant » au musée du Jeu de Paume, conçue comme une réponse à l’essor du nationalisme dans la création contemporaine.

    Réaliser une cartographie des œuvres de Hartung acquises par les institutions mondiales du vivant de l’artiste constitue donc une clé de lecture originale sur sa vie et son œuvre, sur l’histoire de ses réseaux et de sa réception et permet de bousculer certaines idées et chronologies établies. On découvre notamment que celui qui fut inlassablement décrit comme un artiste de l’après-guerre et boudé par l’Amérique fut très tôt collectionné par Albert Eugene Gallatin, fondateur en 1927 du premier musée d’art moderne aux États-Unis, la Gallery of Living Art, rebaptisée Museum of Living Art en 1936. En 1937, c’est pour enrichir la collection de ce dernier que le mécène américain achète à Hartung T1936-1. Risquons ici une vue de l’esprit : si Hartung, frappé sur le front de Belfort en novembre 1944 par un éclat d’obus n’avait pas survécu à sa double amputation de la jambe, ce sont peut-être les États-Unis, contre toute attente, qui lui auraient offert une représentation muséale... Or, Hartung a survécu à la guerre, et c’est bien en vertu de ce choc brutal avec l’Histoire qu’il fut soutenu par les institutions des deux côtés du Rhin : remercié pour son sacrifice au côté de la France d’une part, loué comme figure de résistance au nazisme de l’autre. Il est significatif de constater que ses premières entrées en collections publiques, en 1949, se partagent entre la France - avec T1949-22, offerte au musée de Grenoble - et l’Allemagne - avec deux pastels acquis par le Märkisches Museum de Witten auprès de la Moderne Galerie d’Otto Stangl.

Remarquons toutefois que les premières entrées en collections publiques d’après-guerre dépassent rapidement la seule sphère franco-allemande et les frontières européennes. En 1950, T1948-16  est acquise par le musée Ohara de Kurashiki au Japon. En 1952, T1948-15 rejoint le MoMA de New York et T1936-1, de la collection Gallatin, le Philadelphia Museum of Art. Un an plus tard, toujours aux États-Unis, T1950-8 vient enrichir les collections du Solomon R. Guggenheim de New York tandis que le Brésil ouvre ses portes à Hartung :  La Ville, une sculpture de Germaine Richier dont Hartung a réalisé le fond, fait son apparition au Museu de Arte Moderna de Rio de Janeiro (MAM). En Europe, la Galleria d'Arte Moderna e Contemporanea de Turin achète T1950-5 en 1951 et le Kunstmuseum de Bâle T1951-12 en 1952. Dès 1954, Hartung intègre les institutions parisiennes, d'abord le musée d'Art moderne de la Ville de Paris puis le Musée national d'art moderne en 1955. Dans la seconde moitié des années 1950, sur tout le territoire ouest-allemand, de nombreuses institutions portent un vif intérêt au peintre : en 1956, la Stiftung Museum Kunstpalast de Düsseldorf achète T1954-6 ;  en 1957, c’est au tour de la Hamburger Kunsthalle de se porter acquéreur de T1955-17 et du Folkwang Museum d’Essen de T1955-18 ; quant à T1957-15 et T1957-16, elles entrent respectivement à la Neue Nationalgalerie de Berlin en 1958 et à la Kunsthalle de Mannheim en 1959. 

    En 1960, le grand prix de peinture remporté par Hartung lors de la trentième édition de la Biennale de Venise, vient donc couronner une décennie qui fut déjà riche en honneurs institutionnels et amplifier encore la réception internationale du peintre. Si l’on compte vingt-cinq entrées en collections pour la période 1950-1959, on en compte désormais quarante pour la période 1960-1969, dont une grande partie concerne des pièces produites durant la décennie. Les institutions restent désireuses de collectionner un Hartung contemporain : en 1967, T1961-4 entre au MAC de São Paulo ; en 1968, après la rétrospective qu’il lui a consacrée, le City Museum and Art Gallery de Birmingham achète à Hartung T1966-H28 ; la même année, l’État français acquiert T1967-H25 pour les collections du Musée national d’art moderne et le Henie-Onstad Kunstsenter de Høvikodden, fraîchement inauguré, étoffe sa collection déjà fournie avec T1962-L33. Hartung vient lui-même compléter cette reconnaissance internationale par des dons : T1962-R1 au musée d'Art contemporain de Skopje en 1965, T1965-E29 au musée de Jérusalem en 1966.

    Signe de la pleine reconnaissance de l’artiste qui a eu l’opportunité de présenter dans de grandes rétrospectives l’ensemble de sa production - incluant celle d’avant-guerre -  des pièces des années 1930 font leur apparition au sein d’importantes institutions : en 1965, une peinture sur toile de 1938, T1938-2, entre dans la Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen de Düsseldorf, et trois gouaches de 1936 sont acquises par des musées allemands et américains (G1936-12 et G1936-9 entrent au Hirshhorn Museum and Sculpture Garden de Washington en 1966, et G1936-10 au Folkwang Museum de Essen en 1968). Ces entrées en collections sont essentielles pour un artiste qui n’aura de cesse de reconstruire le fil d’une carrière brutalement interrompue par la guerre et pourtant débutée avec une première exposition personnelle à Dresde en 1932, laquelle couronnait déjà dix ans d’expérimentations abstraites. Hartung mettra infatigablement en scène dans ses expositions et publications le rôle séminal de ses premières œuvres, notamment de ses aquarelles de 1922 et de ses craies de 1923-1924. Dès 1956, à la galerie Craven à Paris, il présente ses travaux de jeunesse, allant jusqu’à montrer ses pièces figuratives, dont un autoportrait de 1920 (« Hartung, Dessins 1921-1938 », novembre-décembre 1956). Dix ans plus tard, il édite chez Erker des fac-similés de ses aquarelles de 1922 accompagnés d’un texte de son ami Will Grohmann. (Aquarelle 1922, Saint-Gall, Erker, 1966). Là encore, Hartung, intimement convaincu de sa place de précurseur dans l’histoire de l’abstraction, s’efforce opiniâtrement de donner corps à sa première vie et de modeler sa postérité, dans un monde désormais porté par un désir de table rase.

    C’est sans doute dans cette quête de juste réception de son œuvre dans son intégralité que Hartung fait don au Musée national d’art moderne, un an avant la création du Centre Pompidou, de travaux des années 1920, dont deux craies abstraites de 1923, deux encres abstractisantes de 1922 (L'Autel de l'église royale de Dresde I et Un embarcadère) et un autoportrait figuratif (Autoportrait, 1923). Il s’agit des rares pièces des années 1920 entrées en collection publique du vivant de l’artiste. En 1977, comme pour marteler encore l’importance de cette production d’avant-guerre trop souvent sous-estimée, Hartung dépose en outre deux pièces des années 1930 (T1936-14 et T1936-2) qui viendront étoffer les collections de l’institution nationale en 1989. Il est alors un artiste reconnu qui vient de publier ses mémoires, tourné plus que jamais vers l’après et soucieux de l’héritage qu’il laissera au monde. En 1973, il s’est installé dans sa villa-atelier d’Antibes, conçue selon ses plans pour y vivre, y travailler, et y dessiner les contours de sa future fondation. Il a fêté en 1974 son soixante-dixième anniversaire avec tous les honneurs, dont une rétrospective itinérante en République fédérale d’Allemagne. Ces donations d’œuvres de jeunesse sonnent incontestablement comme un testament artistique. Hartung connaîtra pourtant encore deux décennies de créativité intense. Hartung explore de nouveaux supports, formats, outils et gammes colorées, s’épanouit dans une production pléthorique. L’intérêt des musées, bien qu’il reste essentiellement concentré sur les années 1940, 1950 et 1960, se porte aussi sur cette dernière production des années 1970 et 1980 avec notamment des entrées en collections dans des centres d’art contemporains, comme le musée d'Art contemporain de Dunkerque, le FRAC PACA de Marseille ou le musée d'Art contemporain du Val de Marne, futur MACVAL de Créteil.

    Il convient toutefois de remarquer que de nombreuses pièces des années 1980 entrent dans les collections mondiales durant la dernière décennie de vie de Hartung par des dons de l’artiste. Une fois encore, le don apparaît comme un levier de rééquilibrage d’une représentation institutionnelle qui se doit d’être fidèle à l’ensemble de sa carrière : chaque pièce étant pour l’artiste « une partie de lui-même », sa juste image ne pourra exister et perdurer que par une présence équilibrée, mesurée, de l’ensemble de son travail aux cimaises des musées. Remarquons qu’à l’heure où Hartung dessine les premiers contours de sa fondation antiboise et après avoir renoncé à l’hypothèse, brièvement étudiée, d’un musée à son nom en Bavière, il semble encore mû par un souci de juste représentation mais aussi semble-t-il d’équité entre ses deux pays : ce sont en tout vingt-quatre tableaux qui intègrent via des dons de l’artiste les collections de la Pinakothek der Moderne de Munich et du Hessisches Landesmuseum de Darmstadt en 1982 et 1984. Les œuvres sélectionnées pour ces deux donations embrassent l’ensemble de la carrière du peintre - celles offertes à Munich incluent notamment une peinture des années 1930 et deux des années 1940 - et font la part belle aux pièces « nuagistes » des années 1960 et aux peintures récentes de très grand format.

    Ces généreuses donations des années 1980 trahissent le partage irrésolu de Hartung entre ses deux patries. À son décès en 1989, on dénombre quasiment autant de pièces en France et Allemagne. Cette quasi égalité est encore aujourd’hui respectée. Hartung est-il un peintre allemand ? Français ? Allemand en France ou Français en Allemagne ? Ces questions sont insolubles, mais une certitude demeure :  l’artiste demeure étanche aux approches nationales. Son rejet du nationalisme, « étriqué, sottement vaniteux », sa douleur à avoir porté puis perdu une nationalité un temps honnie et à avoir assisté à la flambée des totalitarismes et à leur calamiteux résultat auront trouvé une puissante voie de sublimation : dessiner sa postérité, obstinément, en passant les frontières.


Elsa Hougue